Trois questions à… Bérénice Krzyzaniak

Trois Questions

1. Comment devient-on directrice artistique web ?

   J’ai toujours voulu faire quelque chose qui aurait trait aux arts, j’ai donc fait un Bac spécialisé en Arts Appliqués (design, stylisme, graphisme, etc.), puis un BTS Communication Visuelle option Multimédia. C’était le début des formations « graphiques » qui portaient sur le web et sur Internet, on ne faisait pas forcément la différence entre connaître les logiciels et connaître le web.

   Je crois que j’ai eu la chance d’avoir des profs qui avaient une approche totalement artistique du truc, même si en sortant de BTS sans connaître quoi que ce soit ni au HTML ni au Flash je me suis sentie un peu bête. Je me rappelle que le prof responsable de la section « édition » qui était dans la même école refusait de nous faire des cours de typographie sous prétexte que ça n’avait rien à faire dans le web. Je m’étais fait des cours moi-même avec des bouquins.

   Ensuite j’ai suivi une formation de concepteur-réalisateur Multimédia en alternance dans une boîte qui faisait essentiellement du développement et entretenait un gros site de vente d’immobilier (ah qu’est-ce qu’on a pu passer du temps à scanner des plans d’appartements !). À ce moment-là, j’ai pris un peu de temps pour réfléchir à ce que je voulais faire, personnellement je n’adhérais pas du tout à la mouvance d’alors qui pourrait se résumer à : « on fait du Flash à tout bout de champ avec des navigations expérimentales qui permettent au logo de bouger — wouwouw ! ».

   Du coup j’avais un peu de mal à trouver ma place, je ne faisais pas énormément d’intégration HTML non plus et je continuais à faire beaucoup d’illustration, des logos, des montages… Bref, je n’avais pas envie d’abandonner mes réflexions sur le graphisme même si je le faisais sur un média différent. Je me sentais un peu comme le vilain petit canard du web : quand je postulais en agence web on ne considérait que les connaissances logicielles (que je n’avais pas suffisamment), et dans les agences de pub on jugeait que je n’avais pas eu une formation assez solide en graphisme, ce qui m’avait donné un petit complexe.

   Je suis donc partie à la Cambre en Belgique ou j’ai étudié la Communication Graphique pendant un an. Après ça j’ai bossé, je suis rapidement passée par une petite agence de pub où j’ai pu m’occuper pas mal du web et faire l’interface avec des prestataires en intégration HTML et développement. Avec l’engouement pour les CMS, j’ai pu me pencher sur des réflexions sur l’ergonomie que je n’avais pas eu tellement l’occasion d’aborder auparavant.

   Je me suis ensuite occupée d’emailings et d’éléments promo chez Brandalley, une entreprise qui fait de la vente privée de mode et de la boutique. Je me suis découvert un attrait pour le e-commerce et son rapport très direct avec l’utilisateur. J’y ai aussi appris à créer des univers et des ambiances très différentes et très rapidement mais au bout d’un an j’avais envie de pouvoir passer plus d’une journée sur une créa.

   Je m’intéressais beaucoup aux blogs et à leur nouvelle influence, je me suis mise à bloguer moi-même de l’actu de sites de vente de mode. J’ai fait un rapide passage par une affreuse agence dont je tairai le nom et qui a totalement ridiculisé Drupal l’année dernière, et je suis arrivée chez un annonceur, L’Usine à Design, en tant que Directrice Artistique. C’est une jeune entreprise qui propose des meubles et de la déco design personnalisable sur Internet mais qui a aussi pour vocation de réunir designers et visiteurs autour d’une plateforme communautaire (votes, avis, blogs, etc.). Ils avaient moins d’un an, leur site avait été fait par une agence qui ne comprenait pas totalement les enjeux et axes de communication de la marque et j’y ai mis en place une refonte totale.

2. Tu nous parles de la frustration à ne passer qu’une journée sur une créa : en quoi est-ce une limite et en quoi est-ce propre aux agences ?

   C’est chez Brandalley que j’avais moins d’une journée pour fournir mes créas, mais il faut dire qu’il s’agissait surtout de visuels d’ambiances et de montages, pas de réflexions extrêmes.

   Quand je suis arrivée en agence après cette expérience, je pensais que j’aurais quelques jours pour pouvoir penser une home, surtout si je n’avais pas de maquette fonctionnelle. Finalement je me suis retrouvée à devoir faire une home et une sous-page en 3 jours maximum ! Du coup l’usabilité tu laisses tomber, puisque tu n’as pas le temps de te pencher dessus avant la fin de l’appel d’offre et qu’après on ne comprend pas que tu ais besoin de repasser du temps sur des pages déjà produites. Ce que je pense c’est qu’en tant qu’agence, si tu n’es pas généreux avec le temps que tu donnes en appel d’offre, fatalement tu n’iras pas bien loin.

   Après, j’ai de la chance, parce qu’avec les travaux que j’ai faits avant, on me donne facilement des choses assez créatives et sympas à designer, avec un peu d’illustration, etc. Ce qui ne m’empêche pas de livrer des maquettes au pixel, et je ne rigole pas avec les marges non plus ! Je ne sais pas comment les autres bossent mais je peux passer plus d’une demi-journée à mettre en place des rythmes de marges et de blocs avant de vraiment entrer dans la phase « je designe le site ». Donc 1,5 jour, c’est assez vite short.

   Au fur et à mesure, si on te presse, tu dessines moins d’éléments toi-même, tu fais plus appel à un vocabulaire graphique que tu as déjà utilisé et dont tu sais qu’il fonctionne plutôt que de mener une vraie réflexion sur l’identité d’une marque et ce que ça pourrait induire pour un site. Ce qui est bête là-dedans, c’est que ça enlève aussi totalement l’étape créative où tu réfléchis aux différentes manières de dire quelque chose, ou simplement au sens des éléments de ta page. Tu mets du bolo bolo (« lorem ipsum », texte factice) partout avec un titre type mais tu ne sais absolument pas si concrètement ça va convenir.

   Je crois que c’est pour ça que j’aime bien travailler chez l’annonceur : tu continues à bosser, à faire évoluer, à optimiser, tu fais de l’A/B testing (proposition de plusieurs variantes qui diffèrent selon un seul critère) sur des éléments, tu comprends qu’il faut faire tel ou tel type de visuel, qu’il ne faut pas être redondant non plus. Les outils marketing d’un site e-commerce, également, sont en constante évolution.

   Quand tu fais un site en agence, tu fais une créa, c’est validé, hop, il y a trois modifications ordonnées par un mec qui pense qu’il sait penser à la place de son client mais qui sait surtout que « c’est sympa le orange, non ? ». Chez l’annonceur, c’est le visiteur, et donc le client, qui te dit que « non, le panier, ce n’était pas comme ça qu’il fallait le faire », ou que « oui, le bouton d’ajout, c’était bien ça ».

3. Le travail des créatifs n’est-il pas justement de proposer des solutions ergonomiques innovantes plutôt que de suivre à la lettre les habitudes des utilisateurs ?

   J’ai l’habitude de dire que chaque visiteur qui utilise un site possède un « vocabulaire graphique connu » : ce sont les différents éléments qu’il a déjà rencontrés et utilisés pour s’informer. Selon les continents, ce vocabulaire varie : un visiteur américain ne réagira par exemple pas de la même manière à un jeu de typographies qu’un visiteur français. Je pense qu’on peut parler d’une certaine éducation visuelle.

   Créer une nouvelle ergonomie qui ne ferait appel à aucun réflexe connu se détacherait trop de cette éducation. Car au mieux l’utilisateur se sentira perdu, au pire il quittera le site en ayant la sensation qu’il « ne marche pas », et dans tous les cas son expérience-utilisateur lui laissera un mauvais souvenir et l’impression d’être plus bête qu’un autre. À mon humble avis, une réflexion sur l’ergonomie doit intégrer l’éducation visuelle de ses différents visiteurs en s’aidant des spécificités de sa cible et les « transcender » (oui je m’emballe !).

   Il ne s’agit bien sûr pas d’utiliser tous les éléments habituels et de les changer de place « pour voir », mais plus de réfléchir à ce que recherche l’internaute et à son parcours pour paver sa route d’éléments qui vont lui permettre de comprendre l’organisation du site et de se repérer rapidement.

   Je vais prendre l’exemple d’un « call to click », un de ces éléments habituels : il y a plusieurs manières de créer un appel au clic du visiteur et plusieurs systèmes pour identifier l’élément comme « symbole d’accès à une page ». S’il s’agit d’un mot ou d’un « lire la suite » à la fin d’un texte, il conviendra de les souligner ou de les surligner, de les faire précéder de points de suspension si on veut amplifier l’idée que le texte continue, et bien sûr, de créer une action au survol et au clic pour signaler encore davantage l’action à l’utilisateur.

   Pour moi une bonne ergonomie est une ergonomie qui semble simple et claire pour le visiteur. Elle est très dépendante de la nature et du contenu du site : qu’il s’agisse de e-commerce, d’un blog ou d’un site de mairie, le message est différent et l’ergonomie en découlant sera donc différente.

   En conclusion, je dirais que le fait de chercher une ergonomie innovante sans suivre les habitudes des utilisateurs reviendrait à vouloir faire un design web sans respecter les contraintes du brief, alors que ces contraintes sont faites pour nous aider et devenir l’arête de notre réflexion.

Interview réalisée en mars 2011.